Édito de la lettre du 16 mai 2022
Pour que l’Histoire ne bégaie pas.
C’est une drôle d’époque. Alors que les Français s’inquiètent, à juste titre, des pénuries d’huile et de l’augmentation du prix des pâtes ; s’intéressent, de loin, à la nomination qui tarde du nouveau Premier ministre, la guerre sévit en Ukraine pour livrer des images toujours plus violentes.
Ce conflit, que personne n’imaginait il y a quelques mois, est effrayant car il est à nos portes, mais aussi parce qu’on sent que l’Europe tout entière est prise au centre d’enjeux qui la dépassent. On perçoit qu’elle n’est pas maîtresse de son destin et qu’elle peut se retrouver, malgré elle, en première ligne d’une confrontation à l’intensité inconnue jusqu’alors. Si la pandémie a été le révélateur de notre dépendance sur des produits de première nécessité, notre absence de souveraineté dans de nombreux domaines et l’urgence à retrouver une industrie et une agriculture fortes, cette nouvelle grave crise révèle notre incapacité à nous défendre. En somme, l’Europe est à peu près démunie de tout, dès qu’une menace se présente. Les Européens, nous tous, avons vécu une utopie pacifiste et hédoniste pendant ces trente dernières années. Celle d’un continent où la guerre serait éradiquée, celle de pays sans frontières ouverts à tous, celle d’une société où le travail aurait cessé d’être une valeur cardinale, celle d’une économie où produire deviendrait accessoire car les services et les loisirs remplaceraient la machine-outil et le tracteur.
À l’inverse de cette Europe qui n’a pas aujourd’hui les moyens de se défendre ni la capacité de parler d’une seule voix, les États-Unis donnent le tempo et arment les troupes ukrainiennes. On ne peut les en blâmer, mais il serait naïf de considérer cet engagement comme de la philanthropie ou comme la défense des valeurs occidentales. Pour l’instant, l’allié américain vend et livre des armes, fournit du gaz (de schiste) et du pétrole, et donne l’impression de faire jouer le rôle de l’idiot utile au vieux continent. Tout est affaire de mesure. Lorsque Lloyd Austin, secrétaire d’État à la Défense, affirme que « le but des Américains est d’affaiblir la Russie » ou que le président Biden qualifie son homologue russe de « boucher », on est très loin de la prudence du langage diplomatique. Il faut espérer que les services de renseignement US, dont on peut reconnaître qu’ils ne se sont guère trompés jusqu’à présent, ont fourni des assurances sur l’impossibilité russe à mobiliser cette armée hyperpuissante, hypertechnologique, qu’on nous annonçait.
Le conflit ukrainien est pour l’instant un échec de la force russe et un camouflet pour Vladimir Poutine. C’est sans doute le résultat du mensonge. Tout comme la catastrophe de Tchernobyl l’avait été à l’époque de l’URSS. La faillite d’un système fondé sur la répression et donc sur la dissimulation. Pour l’invasion de l’Ukraine, cela reste à démontrer, mais, selon les sources occidentales, plus de mille villages auraient été repris, l’emblématique ville de Kharkiv serait en passe d’être libérée, alors que le président Zelenski annonce que la Russie sera défaite d’ici à la fin de l’année.
Dans le même temps, la Finlande, pays neutre depuis l’après-guerre, qui partage 1 340 km de frontière terrestre avec la Russie, déclare vouloir adhérer sans délai à l’OTAN. La Suède, adepte de la neutralité depuis l’époque napoléonienne, devrait lui emboîter le pas dans les prochains jours. Ce sont des intentions fortes qui vont à l’encontre d’une culture très ancrée dans ces pays, un acte politique puissant notamment pour la Finlande en théorie protégée par l’article 42, paragraphe 7, du traité sur l’Union européenne, qui stipule solidarité et assistance entre États membres en cas d’agression armée sur un territoire. Cela démontre évidemment la grande inquiétude et la méfiance de ces deux États vis-à-vis de leur voisin russe, pour lequel ce renversement est inacceptable et s’oppose aux principes (irrecevables) qui l’ont conduit à envahir l’Ukraine : éloigner l’OTAN de ses frontières. « En cas d’adhésion de la Finlande, la Russie sera obligée de prendre des mesures de représailles de type militaro-techniques afin de mettre fin aux menaces de sa sécurité nationale », affirmait récemment le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov.
Allemand et Français cherchent à calmer le jeu, tandis que les pays les plus proches géographiquement de la Russie appellent les États-Unis à être plus offensifs. Ainsi Volodymyr Zelensky déclarait : « Il ne faut pas chercher une porte de sortie pour la Russie et Macron le fait en vain. » Le président français, reprenant avec une certaine maladresse la rhétorique poutinienne et affirmant « La paix ne se construira pas sur l’humiliation de la Russie », a malgré tout raison, car l’escalade est à craindre et le seul discours que peut porter l’Europe aujourd’hui est celui de la diplomatie. La guerre hybride totale, c’est-à-dire l’offensive par les armes, sur le blé, l’énergie mais aussi les valeurs que dénonce Lavrov, en oubliant qui est l’agresseur et qui sont les agressés, est une réalité qui ne doit pas nous conduire pas à pas, de façon inéluctable, vers la guerre absolue. Cette escalade des armes, des sanctions et des mots rappelle un passé douloureux qui mit le continent à feu et à sang. Il ne faudrait pas l’oublier, mais au contraire nous donner enfin les moyens d’exister face aux géants du monde, alliés ou adversaires. Cela demandera une volonté et du temps, mais il n’existe qu’une seule voie : l’Europe.