Edito de la lettre du 1er février 2022
La guerre, c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas. Paul Valéry (1871-1945)
Il est difficile d’ouvrir un journal sans lire le mot « guerre ». La guerre, ou sa menace, est partout présente dans le monde, à nos portes ou lointaine. Malgré la charte des Nations Unies qui stipule, dans son article 2, que « les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État… », le passage des échanges feutrés des salons onusiens aux déclarations belliqueuses des médias est rapide.
On assiste depuis quelques semaines à une escalade inquiétante aux confins orientaux de l’Union européenne. Entre la Pologne et la Biélorussie d’abord, de façon plus préoccupante entre la Russie et l’Ukraine ensuite, la présence militaire se densifie et devient menaçante. Pour comprendre l’origine de ce qui, pour l’instant, n’est qu’une tension, il est nécessaire de remonter quelques décennies en arrière.
À la suite de la chute du mur de Berlin en 1989, l’URSS par la voix du président du Soviet suprême, Mikhaïl Gorbatchev, donne son aval, entériné par le traité 2+4 (les deux Allemagne, les États-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni et la France) de septembre 1990, à la réunification des deux Allemagne. Cet accord, signé à Moscou, très court dans sa formulation, est un acte essentiel dans l’histoire contemporaine. Il signe la fin définitive de la guerre froide et crée un formidable espoir de paix. Pour autant, quelques conditions, si elles ne sont pas écrites, sont clairement énoncées. Un espace-tampon constitué des anciennes républiques soviétiques entre la Russie et les pays membres de l’OTAN devra être respecté. Ainsi, « la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est », déclare James Baker, secrétaire d’État américain, principal initiateur des négociations pour la transition des pays communistes de l’Europe de l’Est. S’ouvre alors une décennie d’espérance. « L’immédiat après-guerre froide, les années 1990, fut un grand moment libéral où l’on a cru à un nouvel ordre mondial, la victoire définitive de la démocratie, la fin de la guerre, voire, et pour cette raison, “la fin de l’Histoire” », explique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, philosophe et directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem). Mais, on en oublie quelque peu les promesses des jours heureux. La question de l’élargissement vient vite au cœur des débats géopolitiques de l’Alliance et, en 1999, la République tchèque, la Hongrie, la Pologne puis, en 2004, les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), la Bulgarie, la Roumanie et la Slovaquie basculent dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Et George Bush peut alors déclarer devant le Congrès, au mépris des engagements passés : « Nous avons gagné la guerre froide et l’Amérique est désormais la seule grande puissance. » Ainsi, malgré les promesses de l’administration Bush de ne pas étendre l’Alliance vers l’Est, celle-ci a englobé tout l’ex-glacis soviétique, nourrissant une amertume et un esprit de revanche qui prospéreront avec Vladimir Poutine.
Après l’annexion de la Crimée en 2014, dont il faut rappeler qu’elle faisait partie de l’URSS avant d’être offerte à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954 par Nikita Khrouchtchev, à l’occasion du 300e anniversaire de la réunification de la Russie et de l’Ukraine, doit-on s’attendre à un nouveau coup de force de la Russie ? Il est difficile de le prédire, mais on peut douter de l’intérêt de celle-ci à entrer dans un conflit qui provoquerait l’hostilité de l’Occident et la mise en application de toutes les menaces, notamment économiques, proférées depuis le début de la crise. Les conséquences seraient désastreuses car l’UE est le premier partenaire commercial de la Russie et celle-ci fournit notamment 40 % du gaz consommé en Europe. Par ailleurs, à l’ère de la cyber-guerre, des systèmes de missiles hypersoniques et des robots autonomes ou de la militarisation de l’espace extra-atmosphérique, l’arme nucléaire demeure l’élément essentiel pour prévenir les actions coercitives et décourager toute agression. Aucun pays, aucun chef d’État ne gagnerait à entrer dans une guerre qui, compte tenu des arsenaux en présence, pourrait vite devenir le plus horrible cauchemar que l’humanité ait jamais connu.
Plus globalement, l’actualité, qui prend ses racines dans la disparition du mur de Berlin et le démantèlement de l’URSS, met en évidence la difficulté des relations entre l’Europe et la Russie. Alors que les États-Unis ont toujours soutenu une forme d’impérialisme économique aux fins de servir leurs intérêts, la Russie, celle de Vladimir Poutine en particulier, est mue par une volonté de restaurer sa fierté et sa grandeur passées. La Russie est intimement liée à l’Europe, par son histoire, sa culture et sa géographie. Il existe une relation singulière entre la France et « la Russie éternelle » qu’on ne peut ignorer. Sans reprendre la formule du général de Gaulle des années 1950 qui évoquait « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural », l’Union européenne doit regarder vers l’Est, renouer le dialogue avec Moscou et établir un pacte raisonnable avec la Russie, cette autre Europe. Car, à tout prix, nous devons démentir Jean Giraudoux : « C’était la dernière guerre ; la suivante attend. »